L’énergie solaire est aujourd’hui bien plus qu’une alternative parmi d’autres : elle est devenue un pilier incontournable de la transition énergétique. En France, l’essor du photovoltaïque transforme profondément la manière dont l’électricité est produite, échangée et consommée. Le développement massif de cette énergie, abondante et décarbonée, est une excellente nouvelle pour le climat… mais il bouleverse aussi l’équilibre traditionnel du système électrique.
Un des symboles les plus frappants de ce bouleversement s’appelle la duck curve - littéralement la « courbe du canard ». Derrière ce nom presque ludique se cache un phénomène qui, pour les producteurs, les gestionnaires de réseaux et les consommateurs, a des implications très concrètes. Et si l’image d’un canard a réussi à s’imposer comme métaphore universelle dans le secteur de l’énergie, ce n’est pas un hasard : cette courbe raconte une histoire clé de la transformation en cours.
Le terme duck curve a été popularisé en 2013 par l’opérateur de réseau californien CAISO (California Independent System Operator). Face à l’essor fulgurant du solaire dans l’État, les ingénieurs ont observé un profil de demande électrique inédit. En milieu de journée, la production solaire saturait le réseau, faisant chuter la demande « nette » (c’est-à-dire la consommation réelle moins la production renouvelable). Puis, dès la fin d’après-midi, la situation se renversait brutalement : le soleil disparaissait tandis que la consommation des ménages et des entreprises repartait à la hausse.
Le tracé de cette demande nette au fil de la journée avait une forme reconnaissable : ventre bombé en milieu de journée, cou fin qui se redresse en soirée… le tout ressemblant à la silhouette d’un canard. L’image a frappé les esprits et le terme s’est imposé.
Milieu de journée : le photovoltaïque produit massivement, souvent bien plus que la demande instantanée ne peut absorber. Résultat : la demande nette baisse fortement, tout comme les prix SPOT sur le marché de gros.
Fin d’après-midi : le soleil décline, la production solaire chute. Or, c’est précisément à ce moment-là que la consommation domestique remonte (retour du travail, cuisson, chauffage, etc.). En quelques heures, le système doit compenser une chute de production et une hausse de demande : un double défi qui crée le fameux « cou du canard ».
Soirée : la demande reste élevée mais l’énergie solaire est absente. D’autres sources doivent prendre le relais, souvent à un coût plus élevé et avec des moyens de production plus carbonés si la flexibilité manque.
Cette dynamique n’est pas une simple curiosité graphique : elle illustre le cœur du défi posé par l’intégration massive du solaire dans un système électrique conçu à l’origine pour des centrales pilotables (nucléaires, thermiques, hydrauliques).
Au début, la duck curve était une illustration théorique. Mais plus la part du solaire croît, plus la courbe s’accentue :
En Californie, les projections montrent une courbe toujours plus marquée au fil des années. Et la France, avec la montée en puissance de son parc photovoltaïque, commence à observer des profils similaires, en particulier lors des journées ensoleillées d’été.
La duck curve n’est donc pas un concept abstrait importé des États-Unis : c’est une réalité qui gagne le réseau électrique français et européen.
Le phénomène de la duck curve ne se limite pas à un joli schéma : il a des implications directes pour tous les maillons de la chaîne énergétique.
Les producteurs d’électricité renouvelable doivent composer avec une volatilité accrue des prix. Le creux de la mi-journée, marqué par une abondance d’électricité solaire, fait chuter les prix SPOT, parfois même en territoire négatif. À l’inverse, le pic du soir crée une tension sur les prix et peut générer des marges intéressantes pour les actifs capables de produire ou stocker à ce moment-là.
Cela change radicalement la logique économique des projets. Les contrats de type PPA (Power Purchase Agreement), qui sécurisent les revenus sur le long terme, doivent intégrer cette nouvelle réalité : un MWh produit à midi ne vaut pas le même prix qu’un MWh produit à 19h.
Pour RTE en France ou d’autres gestionnaires en Europe, la duck curve pose un défi opérationnel majeur. Le système doit être capable d’absorber des variations rapides et de maintenir l’équilibre entre offre et demande seconde par seconde. Cela nécessite :
Sans solutions adaptées, la stabilité du réseau peut être compromise.
La duck curve ouvre aussi des opportunités pour les grands consommateurs d’énergie, notamment industriels. En adaptant leurs processus pour consommer davantage durant les heures creuses solaires (par exemple entre 11h et 15h), ils peuvent réduire leur facture et participer à l’équilibre global.
À plus petite échelle, l’autoconsommation résidentielle et collective se trouve renforcée par ces dynamiques : consommer son électricité locale en journée permet d’éviter de subir les fluctuations du marché.
Enfin, les régulateurs et pouvoirs publics sont directement concernés. Ils doivent adapter les règles de marché pour encourager la flexibilité, le stockage et l’investissement dans des technologies de soutien. La duck curve met en évidence les limites d’un système de tarification uniforme et pousse vers des mécanismes plus dynamiques.
Si la duck curve est un défi, elle est aussi une opportunité pour innover et transformer en profondeur le système électrique.
Le levier le plus évident est le stockage. Les batteries, dont les coûts chutent d’année en année, permettent d’absorber le surplus solaire à midi et de le restituer en soirée. Des solutions comme les stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) ou encore l’hydrogène complètent le panel.
La flexibilité n’est pas qu’une affaire de production : elle concerne aussi la consommation. Les tarifs dynamiques et les systèmes d’incitation poussent les utilisateurs à consommer au bon moment. L’industrie, les bâtiments tertiaires et même les particuliers peuvent jouer un rôle actif dans l’équilibrage.
Un exemple concret : le pilotage intelligent des bornes de recharge de véhicules électriques, qui peuvent absorber l’excédent solaire en journée et éviter de charger massivement au pic du soir.
La complexité croissante du système rend la digitalisation indispensable. Les outils numériques permettent :
Sans outils de supervision, de gestion de projets et de pilotage en temps réel, la duck curve serait un problème insoluble.
Les mécanismes de marché
Enfin, le marché de l’électricité lui-même doit évoluer. Les marchés de capacité, les mécanismes d’agrégation et les incitations à la flexibilité financière sont des instruments essentiels pour transformer la duck curve en opportunité plutôt qu’en contrainte.
Si la duck curve est née en Californie, elle devient chaque année plus tangible en France.
Le parc photovoltaïque français a dépassé les 20 GW installés, et les objectifs fixés par la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) visent une accélération encore plus forte. En été, à la mi-journée, la production solaire peut déjà représenter plus d’un tiers de la consommation nationale.
Lors des journées très ensoleillées, on observe un effondrement des prix SPOT en milieu de journée, parfois jusqu’à des valeurs proches de zéro. À l’inverse, dès 18h-20h, les prix s’envolent. Cette volatilité n’est plus anecdotique : elle influence désormais les stratégies des acteurs du marché.
L’Allemagne connaît ce phénomène depuis plusieurs années, avec son parc solaire de plus de 70 GW. En Californie, la duck curve est devenue un graphique emblématique dans les rapports de CAISO. La France rattrape ce retard et voit apparaître des dynamiques similaires.
Ignorer la duck curve, c’est risquer de subir les déséquilibres du marché et du réseau. Les acteurs français doivent s’inspirer des expériences étrangères pour investir dès maintenant dans la flexibilité et le pilotage.
Loin d’être une menace, la duck curve peut devenir un terrain fertile pour l’innovation et la création de valeur.
Les industriels énergivores ont une carte à jouer en déplaçant certaines consommations vers la mi-journée, lorsque l’électricité est abondante et bon marché. Cela peut passer par du pilotage de procédés, du stockage thermique ou de l’électrolyse pour produire de l’hydrogène.
Les acteurs de l’énergie peuvent concevoir des projets intégrant dès le départ une logique de flexibilité : centrales solaires couplées à des batteries, solutions de recharge intelligente pour les véhicules électriques, microgrids hybrides.
La décarbonation de l’économie repose sur l’électrification de nombreux usages : mobilité, chauffage, industrie. Ces nouveaux consommateurs peuvent devenir des alliés pour lisser la duck curve, à condition d’être pilotés intelligemment.
La duck curve n’est pas un problème insoluble, c’est un révélateur. Elle met en lumière la transformation radicale du système électrique et l’urgence de développer des solutions de flexibilité, de stockage et de pilotage numérique.
Pour les producteurs, les gestionnaires de réseau, les industriels et les décideurs, elle représente autant de défis que d’opportunités. Le canard nous rappelle que la transition énergétique n’est pas seulement une question de production, mais aussi d’intelligence collective et de capacité d’adaptation.
Et pour accompagner cette transition, les outils numériques sur mesure - de la supervision en temps réel à l’agrégation de flexibilités - seront des leviers décisifs.