La flexibilité énergétique en France : ce qui va changer d'ici 2035
Découvrez comment la flexibilité énergétique transforme le secteur français d'ici 2035. Analyses RTE, opportunités d'investissement et conseils stratégiques.
La France vit une révolution énergétique sans précédent. D'ici 2035, les éoliennes et panneaux solaires vont produire de plus en plus d'électricité, transformant radicalement notre mix énergétique. Mais contrairement aux centrales classiques qu'on peut allumer et éteindre à volonté, le vent et le soleil ne se commandent pas. Cette réalité transforme complètement la façon dont nous devons gérer notre système électrique et crée de nouveaux défis pour tous les acteurs du secteur énergétique français.
Cette mutation profonde redéfinit les stratégies des développeurs de projets renouvelables, des exploitants d'installations et des agrégateurs d'énergie. Elle ouvre aussi des opportunités d'investissement considérables dans les technologies de flexibilité énergétique, estimées à plusieurs milliards d'euros d'ici la prochaine décennie.
Pourquoi la flexibilité énergétique devient-elle incontournable ?
Imaginez votre maison équipée de panneaux solaires pendant une journée d'été ensoleillée : ils produisent beaucoup d'électricité à midi, mais rien la nuit. En hiver, par temps couvert, leur production chute drastiquement. C'est exactement le défi que rencontre la France à l'échelle nationale, mais multiplié par des milliers d'installations.
La flexibilité énergétique, c'est notre capacité à équilibrer en permanence la production et la consommation d'électricité, seconde par seconde. Quand il y a trop de production renouvelable, il faut pouvoir l'absorber ou la stocker. Quand il n'y en a pas assez, il faut compenser rapidement avec d'autres sources d'énergie.
Ce défi devient critique quand on sait que la France vise 33% d'énergies renouvelables dans sa consommation d'énergie d'ici 2030 selon la loi énergie climat, contre 23% en 2024. Cette progression rapide va nécessiter une transformation majeure de notre système électrique.
Les enjeux économiques de l'intermittence
L'intermittence des énergies renouvelables crée des situations inédites, mais de plus en plus fréquentes, sur les marchés de l'électricité. Lors de journées très ensoleillées et ventées, la surproduction peut faire chuter les prix de l'électricité, voire les rendre négatifs. À l'inverse, lors de périodes sans vent ni soleil, les prix s'envolent car il faut faire appel aux centrales les plus coûteuses.
Cette volatilité transforme les modèles économiques traditionnels. Les producteurs d'énergie renouvelable ne peuvent plus compter sur des revenus stables et prévisibles. Ils doivent développer de nouvelles stratégies pour valoriser leur production et lisser leurs revenus.
Comment s'organise cette flexibilité ?
La flexibilité énergétique s'organise autour de trois piliers complémentaires, chacun offrant des opportunités spécifiques aux acteurs du secteur :
1. Ajuster la production : Cette approche consiste à stocker l'électricité dans des batteries géantes ou la transformer en hydrogène quand il y en a trop, puis la restituer quand elle manque. Les technologies de stockage connaissent une croissance explosive. Les batteries lithium-ion voient leurs coûts chuter de 10 à 15% par an, rendant viable le stockage stationnaire à grande échelle. Les stations de pompage-turbinage (STEP) se développent également, utilisant l'électricité excédentaire pour pomper l'eau vers des réservoirs en altitude, puis la turbiner pour produire de l'électricité en période de pointe.
2. Moduler la consommation : Cette stratégie incite les entreprises et particuliers à adapter leur consommation aux fluctuations de la production renouvelable. Les mécanismes d'effacement permettent par exemple à une industrie de décaler sa production gourmande en électricité vers les heures où l'éolien et le solaire sont abondants. Les particuliers peuvent programmer leurs véhicules électriques pour se recharger en plein midi solaire plutôt qu'en soirée. Ces pratiques créent de nouvelles opportunités pour les agrégateurs qui regroupent et coordonnent ces flexibilités.
3. Optimiser les réseaux : Le développement de réseaux électriques intelligents (smart grids) permet de diriger automatiquement l'électricité là où elle est nécessaire. Ces systèmes utilisent l'intelligence artificielle pour prédire les flux énergétiques et optimiser en temps réel la distribution de l'électricité. Ils intègrent aussi des millions de capteurs et d'acteurs (compteurs intelligents, onduleurs, systèmes de stockage) pour créer un réseau réactif et adaptatif.
Ce que révèlent nos projections jusqu'en 2035
Nous avons analysé en profondeur les données de RTE (Réseau de Transport d'Électricité), le gestionnaire du réseau électrique français, pour comprendre comment évoluera notre système énergétique. Notre étude s'appuie sur l'étude prospective "Futurs énergétiques 2050" qui modélise plusieurs scénarios de transition énergétique.
Notre méthodologie consiste à analyser les données heure par heure de la production solaire, éolienne et de la consommation totale. Cette granularité fine révèle des phénomènes invisibles dans les statistiques mensuelles ou annuelles. Elle permet de quantifier précisément les besoins de flexibilité et d'anticiper les contraintes du réseau électrique.
Voici le résultat :
Le phénomène de la "demande résiduelle"
La demande résiduelle représente l'indicateur clé pour comprendre l'évolution de la flexibilité. Elle correspond à ce qui reste à fournir une fois qu'on a soustrait l'électricité solaire et éolienne de nos besoins totaux. Cette demande résiduelle doit être couverte par des moyens pilotables : nucléaire, centrales thermiques, stockage, importations ou effacement de consommation.
Notre animation révèle une tendance spectaculaire : la demande résiduelle diminue d'année en année, particulièrement pendant les heures diurnes grâce au boom du photovoltaïque. En milieu de journée ensoleillée, elle peut même devenir négative, signifiant qu'il y a plus de production renouvelable que de consommation totale.
Cette évolution transforme le rôle des centrales conventionnelles. Elles passeront progressivement d'un fonctionnement en base (24h/24) à un fonctionnement en pointe ou semi-base, pour compenser l'intermittence renouvelable. Cette mutation remet en question leur rentabilité et accélère le développement d'alternatives comme le stockage.
L'émergence du "duck curve" français
Le phénomène du "duck curve" (courbe en forme de canard), bien connu en Californie, commence à apparaître en France. Cette courbe montre comment la demande résiduelle chute brutalement en milieu de journée (grâce au solaire) puis remonte rapidement en fin d'après-midi quand le solaire décline et que la consommation augmente.
Ce profil crée des défis opérationnels majeurs : il faut pouvoir diminuer rapidement la production pilotable le matin, puis l'augmenter très vite en fin d'après-midi. Cette "rampe" de plus en plus raide nécessite des moyens de production très flexibles ou des solutions de stockage capables de lisser ces variations.
Les nouvelles opportunités d'investissement
Cette transformation ouvre des marchés considérables pour les entreprises du secteur énergétique. Les investissements dans les technologies de flexibilité sont estimés à 10-15 milliards d'euros d'ici 2035 rien qu'en France.
Le stockage d'énergie explose
Les batteries industrielles connaissent une croissance explosive. Ces installations de plusieurs dizaines de mégawatts stockent l'électricité quand les éoliennes et panneaux solaires produisent massivement, puis la restituent quand la production faiblit. Leur rentabilité s'améliore rapidement grâce à la baisse des coûts des batteries et à l'augmentation de la volatilité des prix de l'électricité.
Les batteries offrent aussi des services système au réseau : régulation de fréquence, réserves rapides, soutien de tension. Ces services, rémunérés par RTE, constituent des sources de revenus complémentaires qui améliorent la rentabilité des projets.
L'hydrogène vert représente une solution prometteuse pour valoriser les surplus importants de production renouvelable. L'électricité excédentaire sert à fabriquer de l'hydrogène par électrolyse. Contrairement aux batteries qui se déchargent progressivement, cet hydrogène peut se conserver des mois et servir ensuite dans l'industrie (sidérurgie, chimie), les transports (poids lourds, trains, navires) ou être reconverti en électricité via des piles à combustible.
Bien que les rendements énergétiques soient plus faibles que les batteries (35-40% pour le cycle complet électricité-hydrogène-électricité), l'hydrogène devient rentable quand l'électricité de base est très bon marché ou gratuite, ce qui arrive de plus en plus souvent lors de pics de production renouvelable.
L'agrégation de flexibilités permet de regrouper de nombreux petits équipements pour créer une capacité de flexibilité significative. Les agrégateurs coordonnent batteries domestiques, véhicules électriques en charge, process industriels modulables, climatisation intelligente, ballons d'eau chaude pilotables. Cette mutualisation optimise la valorisation de ces ressources sur les différents marchés de l'énergie et des services système.
Nouveaux modèles économiques pour les développeurs
Les développeurs de projets renouvelables doivent adapter leurs modèles économiques à cette nouvelle donne. Les contrats de vente d'électricité évoluent vers plus de flexibilité et d'indexation sur les prix de marché. Les power purchase agreements (PPA) intègrent de plus en plus de clauses de modulation selon les conditions de marché.
Les projets "renouvelables + stockage" se multiplient. Un parc éolien couplé à des batteries peut offrir une production plus prévisible et valorisable. Il peut aussi fournir des services système rémunérés par le gestionnaire de réseau.
Les défis techniques et réglementaires à surmonter
Adapter les réseaux électriques
L'intégration massive des énergies renouvelables pose des défis d'infrastructure considérables. Les zones de forte production (campagnes ventées pour l'éolien, toitures industrielles pour le solaire) doivent être mieux connectées aux zones de consommation (métropoles, bassins industriels).
Les réseaux de distribution, conçus pour acheminer l'électricité des grosses centrales vers les consommateurs, doivent s'adapter à des flux bidirectionnels. Quand les panneaux solaires d'un quartier produisent plus que sa consommation, l'électricité doit pouvoir remonter vers les réseaux de transport.
La stabilité du système électrique constitue un autre défi majeur. Les éoliennes et panneaux solaires, connectés via des onduleurs électroniques, ne fournissent pas naturellement les services système traditionnels (réglage de fréquence, de tension). Il faut développer de nouvelles technologies et réglementations pour que ces installations participent à la stabilité du réseau.
Faire évoluer la réglementation
Le cadre réglementaire français s'adapte progressivement aux nouveaux enjeux de flexibilité. Les mécanismes de capacité évoluent pour mieux rémunérer les moyens de production flexibles et le stockage. Le marché de l'effacement se développe pour permettre aux consommateurs de valoriser leur flexibilité.
Les appels d'offres de la Commission de Régulation de l'Énergie (CRE) intègrent de plus en plus de critères liés à la flexibilité et aux services système. Les Communautés Énergétiques Renouvelables (CER) et l'autoconsommation collective ouvrent de nouvelles perspectives pour les projets locaux et participatifs.
La réglementation européenne influence aussi fortement le secteur français. Le paquet "Fit for 55" et les nouvelles directives sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique redéfinissent les objectifs et les mécanismes de soutien.
Les technologies qui changent la donne
L'intelligence artificielle au service de l'énergie
L'intelligence artificielle révolutionne la gestion de la flexibilité énergétique. Les algorithmes de machine learning analysent des milliers de variables (météo, consommation historique, prix de marché) pour prédire avec une précision croissante la production des éoliennes et panneaux solaires.
Ces prévisions permettent d'optimiser en temps réel le fonctionnement de parcs d'actifs énergétiques complexes. Un portefeuille combinant éolien, solaire, batteries et contrats d'effacement peut être piloté automatiquement pour maximiser sa rentabilité tout en fournissant les services attendus par le réseau.
L'IA détecte aussi automatiquement des opportunités d'arbitrage sur les marchés de l'énergie. Elle peut par exemple décider de stocker de l'électricité quand les prix sont bas et de la revendre quand ils remontent, générant des profits supplémentaires.
Quand tous les secteurs énergétiques se connectent
L'électrification progressive de notre économie crée de nouvelles possibilités de flexibilité. L'électricité commence à remplacer le gaz et le pétrole dans de nombreux usages : les pompes à chaleur remplacent les chaudières gaz, les voitures électriques remplacent les véhicules thermiques, les process industriels s'électrifient.
Cette interconnexion des secteurs énergétiques multiplie les options de flexibilité. Quand les éoliennes produisent massivement, cette électricité peut servir à chauffer des bâtiments via des pompes à chaleur, recharger des flottes de véhicules électriques, ou alimenter des électrolyseurs pour produire de l'hydrogène industriel.
À l'inverse, quand l'électricité renouvelable manque, les véhicules électriques peuvent réinjecter une partie de leur énergie dans le réseau (technologie Vehicle-to-Grid), les pompes à chaleur peuvent réduire temporairement leur consommation, les process industriels peuvent reporter certaines opérations.
Conseils stratégiques pour les professionnels du secteur
Penser "flexibilité" dès la conception des projets
Les nouveaux projets d'énergies renouvelables doivent intégrer dès leur conception des solutions de stockage ou de pilotage intelligent. Un parc éolien couplé à des batteries, un projet solaire avec un contrat d'effacement industriel, une installation hybride éolien-solaire avec de l'hydrogène deviennent la norme plutôt que l'exception.
Cette approche "flexibilité by design" nécessite de repenser les études de faisabilité. Il faut modéliser finement les profils de production et les prix de marché horaires, optimiser le dimensionnement des différentes technologies, négocier des contrats de vente adaptés à cette nouvelle complexité.
Diversifier ses sources de revenus
Vendre uniquement de l'électricité sur le marché de gros ne suffit plus pour assurer la rentabilité d'un projet renouvelable. Les installations modernes cumulent plusieurs sources de revenus : vente d'énergie, services système (réglage de fréquence, réserves), mécanismes de capacité, effacement de consommation.
Cette diversification nécessite une expertise technique et commerciale approfondie. Il faut comprendre les différents marchés, maîtriser les technologies de pilotage, développer des relations avec les agrégateurs et gestionnaires de réseau.
Développer des partenariats stratégiques
La complexité croissante du système énergétique pousse les acteurs à se regrouper et mutualiser leurs compétences. Développeurs de projets, exploitants d'installations, agrégateurs de flexibilité et fournisseurs d'énergie ont intérêt à créer des partenariats stratégiques.
Ces alliances permettent de partager les risques, d'accéder à de nouvelles technologies, de proposer des offres intégrées aux clients finaux. Elles facilitent aussi l'accès aux financements, de plus en plus attentifs à la viabilité long terme des modèles économiques.
Vers 2035 et au-delà : un système énergétique transformé
Dans dix ans, notre système énergétique sera profondément transformé. Les réseaux électriques intelligents piloteront automatiquement des millions d'équipements. Les voitures électriques, représentant alors une part majoritaire du parc automobile, pourront réinjecter massivement leur énergie dans le réseau lors des pics de consommation.
L'objectif de neutralité carbone en 2050 accélérera encore cette transformation. Les scénarios les plus ambitieux de RTE prévoient un système électrique français alimenté à 85-100% par des énergies renouvelables, nécessitant des capacités de flexibilité considérables.
Cette révolution énergétique représente autant de défis que d'opportunités. Les entreprises qui anticipent ces changements, investissent dans les bonnes technologies et développent les compétences adaptées seront les leaders de demain sur ce marché en pleine expansion.